Un retard de livraison

L'aurore était passé depuis quelques heures et il n'en restait plus beaucoup avant que midi ne soit sonné. Et pourtant, Seren le vivait un peu comme si c'était une chose horrible.
- Eh flûte ! J'suis tellement à la bourre ! lâcha-t-elle, se retenant de sortir un juron.
- Fallait se lever plus tôt !
- Screugneugneu... mais j'ai besoin de ce travail, alors on y va ! pensait-elle.
Elle pouvait avoir un cheval de trait aussi rapide qu'elle l'avait demandé, qu'il ne pouvait pas, de toute façon, rattraper le retard sur la livraison. Il y aurait des pénalités.
Elle se maudissait un peu elle-même d'avoir été si tête en l'air ce matin. Elle s'était levée tôt, préparée comme à son habitude et pris le temps de se poser à sa table pour écrire, relatant quelques faits de sa vie, et appréciant le doux bruit de la plume grattant le papier. Mais on l'avait extirpée vivement de sa rêverie, depuis le bureau dans la pièce voisine :
- Seren ! Qu'est-ce que tu fais ?! Tu aurais dû partir à l'aube ! gronda une voix grave et un poil en colère.
- Que- quoi ?
- Tu n'as pas lu la note ? l'homme poitant du doigt, depuis la porte, sa table de chevet de la fille, rustique en bois et sans fioriture.
- Quelle no... AH! Non, je m'en occupe. répondit-elle en attrapant la note et descendit à toute vitesse.
- N'oublie pas la politesse ! ajouta-t-il, les bras croisé, content de la voir partir aussi motivée traduit dans son soupir.
- Oui p'pa !

La jeune femme avait à peine eu le temps de mettre une capeline et lire la note pour connaître les détails. Elle se retrouvait déjà sur un cheval tirant un chariot. On lui avait passé des rênes courtes et un employé prenait déjà la place sur le banc afin de s'assurer que rien ne tombait ni ne risquait d'être dérobé.
- Une forge de quelqu'un plutôt réputé, on dirait, hein ?
- J'en sais rien, ma p'tite dame, tant qu'on se fait payer et bien pour celle-là en plus !
Seren semblait connaître le nom du destinataire, elle en avait entendu parler par ses amis, du moins des rumeurs.
En revanche, elle ne connaissait pas la forge, mettant rarement les pieds dans ce genre d'endroit.
Elle avait voulu pester quand elle appris que ce n'était pas une livraison habituelle mais en groupe, l'empêchant de fouiner là où son regard se posait. Mais s'est vite ravisée à l'idée du prix que cela pouvait rapporter, bien que le tout serait réparti par la suite.
- Ren, tourne à gauche. Au prochain croisement, à droite et on y sera bientôt.
- Fantastique. répondit-elle sur un ton légèrement sarcastique.
Elle préparait dans sa petite tête le message d'excuse pour le retard de livraison. Priant un peu pour que son collègue ne la mette pas dans l'embarras. Car si elle savait que c'était sa faute, elle ne voulait pas l'ébruiter et perdre trop en commission.
On improvisera. conclut-elle, confiante.

Assit sur une chaise branlante, face au dépotoir qui lui servait de bureau, Kain s’occupait en fumant un gros cigare.

-Ils foutent quoi sérieux… Soupira-t-il, visiblement à bout de devoir attendre.

Baillant bruyamment, il finit par se décider à se lever. Il fit quelques pas vers un établi sur lequel traînait un plan fraîchement dessiné. Posant les doigts sur le papier, il relu rapidement les quelques notes faites par son client afin de se rafraîchir un peu la mémoire.

-Ça fait chers la soupière… Encore un ustensile de magie à la noix… Mais bon du moment que ça paye… Avec un peu de chance je vais pouvoir faire quelques travaux pour retaper ce taudis !

Se dirigeant vers l’entrée, il tira à nouveau sur son cigare avant d’ouvrir la porte. Dehors il faisait gris et un peu froid. Kain eut un léger frisson alors qu’il se plantait sur le trottoir.

-Les livreurs… c’est plus ce que c’était…

La rue n’était pas bien remplie et le peu de passants qui traînaient évitaient de regarder dans la direction de Kain ou alors ils le faisaient avec un air choqué et détournaient rapidement le regard. Cela amusait plus l’homme qu’autre chose, il avait l’habitude maintenant : assez souvent des voisins essayaient de le faire expulser.
Tendant l’oreille, Kain cru entendre le bruit d’un chariot au loin. Soufflant une bouffée de fumée, il se frotta la nuque.

-Il était temps…

Une dernière inspiration, suivie d'une expiration longue. Seren se préparait mentalement et sorti de nouveau la note.
Hm... du minerais, essentiellement et un peu de bois de qua- C'est cher, bon sang ! fut sa pensée en lisant ce qu'elle avait à peine survolé au début, les yeux écarquillés. En effet, elle ne s'était arrêté que sur le poids global, la destination et à quoi ressemblait l'enseigne de la forge, et l'heure prévue de la livraison. Et éventuellement des détails sur la facturation.
Au moment de fermer sa petite sacoche, et de relever la tête, elle remarqua un homme, grand et d'une carure plutôt imposante, sur le pas d'un atelier comportant manifestement les outils pour battre le fer.
- On y est.
- Je vois ça, merci.
En se rapprochant de la forge, on entendait le grincement de l'enseigne, une pancarte qui pendouillait. Elle était sans ornement, brute et à peine gravée. Si le charme du lieu n'invitait pas à s'attarder très longtemps, cela avait le mérite d'être simple et sans lourdeur.
- Bonjour, monsieur Gaunt je suppose ? dit-elle en descendant du cheval. Jetant un coup d'oeil au chargement alors que son camarade avançait le chariot. Elle aperçu un sac qu'elle n'identifiait pas avec le reste. Une autre livraison ? Elle ne semblait pas correspondre aux descriptions des autres commandes de la journée. Son collègue lui fit un clin d'oeil et elle compris assez rapidement. Elle s'en saisit.
- Pardonnez-nous notre retard, voici une compensation, en espérant que vous commanderez à nouveau chez-nous. fit-elle en s'adressant à l'homme, avec son plus beau sourire et tendit le sac.

Kain observa le chariot avancer dans la rue avant que l’une des deux personne le dirigeant n’en descende. L’homme ne put s’empêcher de regarder avec étonnement la jeune femme qui s’approchait de lui et qu’il surplombait de plusieurs têtes
Lorsqu’elle l’interpella, il haussa un sourcil.

-Monsieur ?

Il ne la coupa pas et l’écouta s’excuser avant d’éclater d’un rire très, voir trop, sonore. Rire qui continua jusqu’à ce qu’elle eût posé le sac surprise au sol.

-Sacré Huatma, il envoi des demi portions maintenant !

Essuyant les larmes qui perlaient aux coins de ses yeux à force de rire, Kain attrapa le sac que venait d’amener Seren. Il farfouilla quelques secondes à l’intérieur pour en découvrir le contenu et un sourire radieux illumina son visage.

-Votre service et le meilleur de la ville, faudrait être fou pour vouloir faire sans !

Kain dévisagea Seren, il y avait quelque chose qui le tracassait.

-Ta tête me dit quelque chose…

Déconcertée, son expression n'avait pas de prix à en juger par le rire de son client.
Pardon ? Une demie-portion, moi ? était la seule pensée qu'elle aurait pu dire à voix haute, si elle ne savait pas se retenir. Mais uniquement sa bouche restait ouverte, avec ses yeux ahuris. Elle la referma pour déglutir discrètement et reprendre un sourire, un peu gênée.
Cet homme était impressionnant, mais il en fallait plus pour la déstabiliser complètement.

- Ra-ravie de l'entendre ! répondit-elle, récupérant sa contenance.  
- Il est vrai que l'on m'envoie davantage pour les petites livraisons. continua-t-elle.

Ren commença à ouvrir la partie arrière, un ensemble de planches associées ensemble et amovibles, pour sortir la marchandise. Ce système n'était pas forcément le plus courant dans le coin, mais s'est avéré très vite efficace et nécessaire, vu la cadence des dernières semaines.
Elle en profita pour chuchoter un "merci" à son camarade, plus costaud qu'elle. Se questionnant sur le pourquoi elle avait été choisie pour honorer la commande.
- La demande est de plus en plus forte ces jours-ci. Vous m'avez sûrement vu passer dans le coin ! tenta-t-elle de répondre, comme pour couper court à une réflexion plus poussée. Pourvu que ce ne soit pas pendant mes petites balades... espérait-elle intérieurement.

Kain tira sur son cigare tout en écoutant la jeune femme.

-Hum…

Il prit un air pensif, il essayait de se rappeler mais rien à faire.

-Ça doit être ça… Toute façon c’est soit ça, soit t’es la sale petite voleuse que j’ai vu s’enfuir de mon atelier hier…

Il fixa alors Seren en plissant les yeux.

-Mais t’es pas une voleuse toi…

Il plissa encore plus les yeux, durant de longues secondes. Puis il éclata de rire, le même que précédemment : un rire bien sonore.

-Hahaha, t’as l’air agile, mais visiblement pas assez forte pour soulever mes fenêtres renforcées.

Il se gratta alors la tête et pris un air un peu désolé.

-En plus même pas sur que c’était une fille, il était tard, j’avais b… Bref ! Dit à ton père de faire gaffe car on dirait que des voleurs rodent en ville et ce sont pas ceux que je connais. Il comprendra.

Kain haussa subitement un sourcil comme ayant eu un déclic. Son air devint soudain beaucoup plus sérieux. Il observa le chariot puis Seren et l’autre employé avant de soupirer.

-Par contre il manque deux lingots. C’est pourtant pas le genre de la maison…

Sale petite voleuse ? Non... ce n'était pas moi pour le coup...
Ren s'était presque figée sur place avant de continuer ses gestes. Elle tenait bien sûr à garder ce genre de réponse pour elle et non divulguer sur tous les toits ses activités peu recommandables.

Elle avait tenté de soulever un des lingots mais constata assez vite que la masse de ceux-ci nécessitait de plus gros bras. Du moins, plus musclés. Utiliser sa magie pourrait s'avérer utile, mais elle ne la maîtrisait pas encore suffisamment pour transporter l'ensemble de la marchandise. Une chute incontrôlée n'aurait pas été en faveur de la réputation de l'entreprise.

Ahahah... rit-elle pour répondre au rire de Kain, un peu nerveuse, comme si une goutte de sueur allait perler sur son visage.
Mon père ? Ah oui, vous avez raison.
Elle ne fut qu'à moitié étonnée lorsqu'il avait deviné que c'était la fille de Bobaldin Huatma, bien que tout le monde le surnommait Bob. Après tout, elle lui ressemblait dans plusieurs de ses traits : les mêmes yeux, mêmes cheveux, forme du nez.

Il vaudrait mieux que je reste loin de ce quartier cette nuit.

Hum ? Laissez-moi vérifier la facture... répondit-elle en tendant la main à son collègue qui lui passa une feuille avec plusieurs chiffres.
Alors... les quantités... Et sur le chariot...
En faisant le tour du chariot, elle comptait rapidement par lot et s'arrêta net : il en manquait effectivement deux.
Il n'était pas possible de s'expliquer directement avec son collègue, à l'instant, même si elle n'avait pas pu être là pour le chargement à l'entrepôt.
Ils ont du rester à l'entrepôt. Je vous déduis cela de la note en attendant. On vous chargera les deux lingots manquants d'ici la fin de journée. Geste de la maison. Cela vous convient-il ?

Kain écoutait à moitié Seren. L’absence de ces lingots l’inquiétait au plus haut point.

Tandis que la jeune femme vérifiait sa paperasse, il essayait de rassembler ses idées. Même si d’apparence il pouvait s’agir de bêtes lingots, la réalité était tout autre et ne présageait rien de bon.

Tirant une bouffé sur son cigare, il essayait de chasser ses théories les plus sombres et reporta son attention sur Seren.

-Ces deux lingots sont loin à l’heure qu’il est…

Soufflante sa fumée devant Seren, fumée qui s’arrêta à quelques millimètres du visage de la jeune femme, Kain ferma le yeux et secoua la tête de droite à gauche.

Sans dire un mot, il fit volteface et rentra dans sa forge pour en sortir quelques minutes après avec ce qui semblait être une petite carte en papier où figurait un logo que Seren connaissait bien : celui de son agence de livraison. Le logo était imprimé en lettre d’or avec un symbole en dessous, symbole que Seren connaissait tout aussi bien. Un symbole qui indiquait que le client n’était pas n’importe quel client. Alors qu’il plongeait son regard dans celui de Seren, le visage de Kain était des plus sérieux sans pour autant être menaçant.

-Je vais devoir parler à ton boss petite.