[Forum] Upside down

Mes paupières papillonnent. L'éclat discret d'un rayon de soleil traverse les tentures blanches tendues en guise de plafond. Je pivote sur le côté, en quête de l'ombre de mon propre oreiller. Le lit est assez grand, pourtant c'est un dos nu que ma tête trouve. Les épaules larges d'un homme. Je n'y pense pas vraiment. Je suis encore dans le brouillard. Mon corps encore lourd de cette sieste. Ma cuisse épouse la sienne. Mon front frôle sa peau. Brooks. C'est son pseudo, oui. J'ouvre de petits yeux, prend habitude de la clarté de cette fin d'après-midi. Dans un geste second, mes lèvres déposent un baiser entre ses omoplates et je m'extirpe de la couche au drap mal réparti. Il ne couvre que ses reins et une partie de son bassin. Heureusement, il fait bon.

Nous nous trouvons dans le logement que j'ai acheté. Un appartement, en résumé. Une seule pièce. Quelques meubles clairs. Le plancher de bois craque sous mes pas alors que mon regard flou court sur les mosaïques bleutées des murs. Par delà la rambarde et le large rideau blanc, des voix se font entendre. Diffuses. Enjouées. L'appartement est également une mezzanine, mais ce rideau vient avec une amélioration d'insonorisation lorsqu'il est tiré. La terrasse d'une auberge se trouve en-dessous.
Je passe derrière un paravent bleu pastel, me jette un peu d'eau au visage et utilise les commodités. Un grand pot de chambre, qui fait disparaitre le tout aussitôt terminé. La beauté du virtuel.

Lorsque je reviens, un pagne au tissu grossier entoure ma taille. L'équivalent d'une trop courte serviette blanche en triangle qui tombe tout juste sous mes fesses. - Hello, gorgeous. - Lancé-je avec douceur à Brooks. Il a ouvert les yeux lui aussi. L'ai-je réveillé? Ou les voix en bas? Peu importe. Je contourne le lit à la tête de fins coussins bruns et vais m'asseoir sur une chaise, un bras posé sur la petite table carrée. En guise de petit-déjeuner post-sieste, je me sers une coupe de vin, nectar blond fruité, et bois une gorgée. Mes jambes nonchalamment écartées ignorent la moindre subtilité. - Bien dormis? Je me disais qu'on peut passer à la seconde étape de ton introduction à Acropolis, quand tu seras prêt. On a le temps. On pourra en profiter pour prendre un truc à manger quelque part.

J'avais pas aussi bien dormi depuis longtemps, j'avoue. - Faut dire que les Thermes, ça fatigue. Les bains chauds ont cet effet, va savoir pourquoi. - C'est vrai, mais mon demi-sourire soulève le demi-sens sous-entendu évident. Profitant de ça, je lui suggère la suite des événements, même si je reste vague. Une gorgée plus tard, il a l'air partant. - C'est ok pour la bouffe, mais ça te dérange pas si on passe du côté des barbiers et autres ? J'ai pas assez de barbe ça me fait bizarre. Y'a quoi derrière ? - Je lui fais signe du menton. - Regarde. - Lui dis-je d'un ton neutre.

Il se tourne vers la large rambarde, trouve les pans du rideau et l'ouvre un peu. Aussitôt, les voix envahissent la pièce et je souris en me levant. En bas se trouve la terrasse ouverte de l'une des nombreuses auberges d'Acropolis. Des tables, des bancs, des chaises, des Bots et des joueurs aussi. Mon appartement se trouve au-dessus. Il s'agit d'une mezzanine, en fait, avec l'entrée à l'arrière du bâtiment. Discret, je me rapproche de Brooks et me plaque à son dos en le forçant un peu à s'appuyer sur la rambarde de bois. Le pagne étouffe mon intimité contre ses fesses. Mes bras s'appuient sur la barrière, autour de lui. Quelques regards se lèvent vers nous. - L'appartement coûte un peu plus cher parce qu'il vient avec la possibilité d'être servis directement ici. L'un des Bots y est assigné. - Je ne me love pas contre lui. Je ne l'étreins pas. Ma tête ne se dépose pas au creux de son épaule. En revanche, mes bras appuyés le piège, mon torse le réchauffe et ma joue frôle ses cheveux. C'est comme si j'ignorais qu'il était là. Sauf qu'il est là. Et je le sais parfaitement. - Et puis, à l'occasion, je leur offre le divertissement. - Ajouté-je dans un sourire avant de déposer un baiser au creux de son cou. - Mais pas maintenant.

L'abandonnant comme je l'ai rejoins, je retourne boire une gorgée de vin. - La barbe t'irait bien, oui. On peut faire ça sans soucis. Je voudrais te montrer le Forum. Il y a de quoi manger là-bas. Et je sais où aller pour le barbier. - Je lui lance un regard. - Oui, je sais, tu connais déjà le forum. C'est là que tout le monde arrive. Mais c'est justement pour ça que je veux y retourner. - Personne ne fait attention au Forum. C'est le point d'arrivée. C'est aussi le lieu qui rime le plus avec la réalité, puisque c'est le point de retour. Les gens ont tendance à l'éviter, ou à y passer en vitesse. Pourtant, il y a quelque chose à voir si on s'y attarde un instant. - Tu peux te rafraîchir derrière le paravent, si tu veux. Je te sers un verre?

Et voilà. Encore une fois, j'ai raison. J'ai toujours raison. Je suis le plus intelligent. C'est bien connu... Ou pas. Je suis observateur, plutôt. C'est une qualité nécessaire dans mon quotidien. Lire une salle. Connaitre son public. Connaitre son environnement et son histoire. Cela dit, le petit défaut du Forum ne m'est pas apparu immédiatement. Comme il l'a dit, comme je l'avais suggéré, on y revient pas vraiment. On y passe, on y repasse, mais on ne s'y attarde pas. C'est une carrefour de passage, le grand chemin vers l'ailleurs. - Ouais, sers-moi un truc, j'arrive. - Pendant qu'il disparaît derrière le paravent, je lui sers un coupe.

Bercé par les voix en contrebas, le rideau encore légèrement entrouvert, quelques minutes s'écoulent avant qu'il ne revienne. Il s'habille, vulgaire tunique blanche aux pans inférieurs déjà salis par la poussière, et prend son verre. Après le barbier, on ira lui acheter quelque chose d'autre à porter. - T'as déjà eu le temps de faire un tour complet de la ville ? D'ailleurs, tu m'emmènes au forum parce que t'as vu un truc là-bas ? - Je hausse les épaules. - Je me suis baladé plus qu'autre chose. J'ai visité, quoi. Je n'ai pas arpenté chaque centimètre à la recherche d'une faille. J'ai vu les quelques lieux importants. J'étais surtout curieux de savoir si j'allais me sentir comme dans le réel. J'ai cherché des petits défauts visuels, comme des maisons qui se répètent. Des patterns dans les bâtiments. Dans certains jeux vidéos, il y en a, pour gagner du temps ou quoi. J'ai été ravis de voir qu'ici, tout semble unique.

Je bois une petite gorgée et me lève pour me rapprocher de lui. Il a mal remis l'épaulière de sa tunique, et je m'en occupe pour lui sans en dire mot. - Personnellement, j'ai rien vu là-bas. On m'en a parlé, mais je ne suis pas allé vérifier. Je sais juste où chercher. Donc ce sera une découverte pour tous les deux. - Le tissu remis correctement, j'affiche un air satisfait et cherche du regard ma propre tenue. Abandonnée sur un meuble. Je vais m'habiller également, laissant tomber le pagne sur le lit. - Je te propose ceci. On finit nos coupes, pour pas gâcher. Puis on ira chez le barbier. On fera un détour pour t'acheter une tenue plus originale. Et enfin on ira manger sur le Forum et découvrir ce "truc". - La jupette de cuir vient couvrir mon bassin. J'enfile le plastron lorsque je me retourne vers lui. - Non, t'as pas le choix. Hors de question que tu portes cette tunique de petit nouveau plus longtemps. - Un clin d’œil accompagne les mots. - Tu pourras me rembourser en nature.

J'aurais du mal à te rembourser autrement, mais crois-moi que j'y mettrai tout mon cœur. - Tant que y mets tout ton corps.. - Ajouté-je à son air lubrique en glissant ma main sur son bras tout en lui passant devant. J'avale ce qui reste de ma coupe de vin. - On y va ? - On y va. - L'accès de l'appartement est un escalier extérieur, à l'arrière de l'auberge. L'établissement se trouve sur une petite placette, au cœur du quartier au sud du Forum. Ici, boutiques et logements en tout genre se confondent. Le ciel commence à prendre une teinte orangée, signe que le soleil ne tardera pas à se coucher. Parfait. Le temps qu'on s'occupe de son avatar, il sera l'heure de manger.

Le fonctionnement du barbier est un pied dans le virtuel. Choisir ce que l'on souhaite implique forcément de le visualiser avant. Face à un métal poli en guise de miroir, le reflet du personnage permet de faire défiler les différents choix. Il y en a un nombre assez conséquent, mais le classement intuitif permet de gagner du temps. Brooks a vite fait de trouver son bonheur. Une barbe disciplinée d'une épaisseur moyenne qui faire ressortir le bleu de ses yeux à merveille. De là, il suffit de laisser le barbier faire mine de le raser et lorsque la mousse savonneuse est rincée, le poil dru est en place. Paradoxal, mais pas moins amusant. La boutique de vêtement est plus classique dans son fonctionnement. La plupart des boutiques offrent un choix différent, et tout est en rayon pour essayage. Nous sommes restés-là un petit moment et Brooks a essayé quelques tenues avant de trouver ce qui lui plaisait. Une tunique rouge carmin aux coutures et détails blancs. Une ceinture en cuir brun serre sa taille et le tissu léger tombe jusqu'à mi-cuisses. Des sandales à lanières viennent protéger ses pieds.

Comme promis, j'ai payé pour tout. Ça me fait plaisir, et ce n'est pas comme si je manquais de moyens. J'ai d'ailleurs fais quelques achats moi-même, usé de ce plastron de cuir. J'ai changé mes sandales pour un skin pieds-nus, déjà. Le plastron a été troqué contre un tissu semblable à un débardeur artisanal blanc ou presque. Un triangle de tissu rouge repose sur mes épaules, tenu d'une broche dorée, et entoure ma gorge offerte. La jupette à lanières de cuir demeure, parce que j'aime bien, mais prend une teinte plus rouge également. Bref, lorsque nous arrivons sur le Forum, nous sommes tout neuf et la nuit pointe son nez dans le ciel.

Alors... - Je balaye la zone du regard. - Je n'ai essayé aucun de ces établissements, donc on va y aller au hasard. - Dans le réel, la convenance veut qu'on ne me voit que dans de grands restaurant aux tables nimbées d'or auxquelles je dois resté assis durant des heures pour engloutir les treize plats et sept desserts. La "convenance". Ici, la convenance peut aller se faire foutre. - Allons là-bas. - L'établissement choisis est en fait une devanture au comptoir ouvert sur la rue. Il y a quelques tables, mais il n'y a aucun service. On prend au comptoir, on s’assoit, et on se débrouille. Une simplicité que j'apprécie, et c'est pour ça que je nous traîne-là. Pour qu'on puisse prendre nos assiettes remplies de succulent Spanakópitas ainsi que quelques tomates et feuilles de salade. - Bon appétit!

Nous mangeons en silence. La nourriture locale me plait, de façon générale. Je ne suis pas quelqu'un de compliqué en terme d'alimentation, mais je dois dire que les plats sont plutôt bons dans l'ensemble. Je suppose que ce n'est qu'une question de codage, mais je n'ai que rarement la tête à penser à cet aspect des choses. Je profite du goût et de ce que ce monde a à offrir. C'est pour ça que je suis là. Vivre à fond sans me poser de question.

Prenant une pause pour ne pas simplement gober l'assiette, je m'essuie à une serviette en tissu et laisse mon esprit divaguer. Je dois dire que la journée a été riche en activité. Une raison de bien dormir ce soir. - T'es sûr qu'il y a quelque chose ici ? Je ne vois rien... - Ah. Oui. - Fais-je en balayant le forum du regard. Avec la pénombre du soir, le glitch est encore plus évident, mais il faut savoir où regarder. - C'est parce qu'on a pas fait le rituel pour le révéler. - Ni une ni deux, je me lève, l'enjambe, m'assoie sur ses cuisses et l'embrasse à pleine bouche avec passion. Je le libère quand je sens son souffle se faire court, et pointe du doigt un morceau du forum. - Là. Tu vois l'angle? La rue est sensiblement plus large que les autres. À part qu'on voit bien l'étirement de l'image qui n'est pas normal. - De jour, on ne fait pas vraiment la différence. Mais de nuit, la zone d'ombre plus grande dans ce coin-ci est presque évidente.

Le libérant également de mon poids et de ma chaleur, je me tiens debout dans son dos, les mains posées sur ses épaules. - C'est drôle parce que, de jour, on peut y voir passer du monde. Mais j'ai bien l'impression qu'il s'agit de Bots. Ou peut-être juste des images pour la déco. Je ne m'en suis jamais approché. Je crois que je ne voulais pas prendre le risque de chambouler quoi que ce soit. - Distrait, je retrouve place, à califourchon sur le banc, et recommence à manger. - Si tu veux, on ira voir tout à l'heure. Va savoir. Peut-être que ce n'est rien de si conséquent.

Reste à voir si c'est un glitch ou une énigme. - J'acquiesce en silence avant d’enchaîner. Il est vrai qu'on ne sait pas trop ce que c'est. Il pourrait s'agir d'un simple étirement parce que l'un des développeurs a eu la flemme. Ou alors c'est autre chose. - Ouais, je veux voir ce que ça cache. C'est louche cette histoire, il y a forcément quelque chose à trouver... Si c'est une énigme, ce sera moins fun qu'un vrai glitch, mais hé. On peut savoir que si on y va de toute façon. - C'est sûr. - Dis-je tout en mastiquant.

Jambes écartées, bouche pleine et posture légèrement en avant, j'ai l'air d'un homme des cavernes. Ou d'un de ces machos antiques d'époques. On m'a appris depuis mon plus jeune âge à me tenir droit à table, à utiliser le couvert approprié à chaque plat et à lever le petit doigt quand je bois. Et me voilà, étalé comme un exhibitionniste de seconde zone, à bouffer avec les doigts. Mon père en ferait une crise cardiaque s'il n'était pas déjà mort. Mon tuteur est encore vivant. Il en mourrait aussi. Peut-être que je devrais leur envoyer une photo... Ou pas. Il ne me reconnaîtrait pas sous cette apparence. Ce ne serait pas drôle.

L'assiette a tôt fait d'être vidée. L'avantage de cet endroit? On peut manger ce qu'on veut, on ne prend pas un gramme. La sensation d'être plein, par contre, est bien réaliste. Heureusement, j'ai été raisonnable. Presque. Lorsque nous quittons la table, les quelques pas que nous faisons pour traverser le forum me fait du bien. De quoi détendre un peu l'estomac avant de rejoindre la rue mystère. Un peu trop sûr de moi dans cette soirée plutôt agréable, je passe un bras autour des épaules de Brooks. Comme ces jeunes alphas qui tiennent leur partenaire si fort pour montrer au monde que "lui, il est à moi". Brooks n'est pas à moi. Pas légalement, du moins. Je suppose que c'est plus une question d'utilité. Nous avons clairement de quoi faire, l'un de l'autre. Et la nuit ne fait que commencer, mais pas encore. Pas pour l'instant.

La rue n'est plus qu'à quelques pas et je lâche Brooks. - Si on se fait attaquer par quelque chose, j'ai une épée licorne dans mon inventaire. La lame est un dildo, mais au moins on mourra plus queer que jamais.