A Cover is Not the Book. || Ft. Ama

J'espère que t'as raison. - Et moi donc. Impossible pourtant que cette vision de lui sur moi m'observant de toute sa hauteur ne ramène quelques souvenirs plaisants. Dommage que la situation n'y prête qu'un voile sombre d'appréhension. Il se lève. Je me redresse, l'observe faire quelques pas puis me lève à mon tour. Nous sommes seuls. Notre roulé-boulé aurait attiré bien plus d'attention si ce n'était pas le cas. Et quand bien même on aurait voulu nous tendre une embuscade, c'est l'endroit parfait. Nous ne pouvons pas repartir en arrière. Il n'y aucune issue sinon le puit de la mort. Une seule solution: avancer.

Rien de cassé, sinon ? Désolé de pas y avoir pensé avant... Je dois être distrait. - Je secoue la tête. - Toi? - Lui retourné-je en fouillant mes poches. J'en sors un briquet à silex et une petite pierre, m'approche de la torche, et l'actionne. Un coup. Deux coups. Trois coups. Les étincelles volent mais rien ne se passent. J'attrape l'épaisse mèche noire entre mes doigts. - Chier. - Dans un soupir, je décroche la vieille torche de son socle et revient vers Amadeus. - Tu peux l'allumer? La mèche est humide. - Ses flammes magiques sont assez fortes pour sécher et embraser ça. Mes étincelles sont risibles en comparaison.

J'attends qu'il fasse son oeuvre, puis une fois bien allumé, je prends les devants. La torche est encore faible, mais elle suffit à éclairer à quelques pas en avant. Assez pour voir où je mets les pieds. Le sol n'est pas boueux ici. La roche est presque à nu, comme préservée des intempéries. Pourtant, vu l'orientation des cavités, en cas de vent ou de pluie, cet endroit devrait être tout aussi boueux que l'autre. Ici, mes pas résonnent presque. Enfin, ils résonneraient si je produisais le moindre son. Ce sont ceux d'Ama qui résonnent presque.

L'ombre avale la lumière et je baisse les yeux. Des marches. Un escalier sculpté dans la roche s'enfonce plus bas et, prudent, je le suis. La pente est raide, assez pour devoir se tenir. - Tu sais ce que contiens ce livre? - Demandé-je pour tuer ce silence pesant. - Pourquoi on le désire tant?

Amadeus se releva un peu précipitamment : il leur fallait avancer dans la grotte, puisque de toute façon ils ne pouvaient pas reculer. Plus maintenant. Ama rejoignit Khelan près de la torche, réalisant soudain qu'il ne lui avait pas demandé si tout allait bien pour lui. La confusion du moment, les bons souvenirs qui paraissaient si lointains qu'ils en étaient douloureux... Tout cela avait nui aux bonnes manières du mage, qui essayait de se rattraper.

Khelan secoua la tête en réponse, et Amadeus l'imita. Il avait mal un peu partout, mais ce n'était pas grand-chose. Aucune fracture ni même foulure, c'était plus que ce qu'il aurait pu espérer. Alors qu'il vérifiait s'il n'avait pas une blessure qui lui aurait échappé, il remarqua à quel point Khelan galérait avec la torche. Il avait déjà préparé le sort quand son compagnon lui demanda de l'aide, et c'est avec un petit sourire qu'il ajouta même :

— Heureusement que je suis expert pour allumer les trucs humides.

Il pouffa à cause de sa propre blague (il était bon public) et regarda la torche s'allumer enfin. Pendant encore quelques temps, faire illusion, oublier que le bouquin avait été commandé par deux personnes différentes, et qu'ils allaient devoir tôt ou tard se battre pour ce vieux grimoire pourri.

Ils avancèrent dans les tunnels, la non-discrétion d'Amadeus se faisant cruellement entendre. Il n'aurait sûrement pas dû accepter cette mission : il ne l'avait fait que parce qu'il commençait à se sentir redevable de son employeur, et parce qu'il s'ennuyait. Quel con. Il aurait largement préféré s'ennuyer à Fort-Ivar qu'être ici, même en compagnie de Khelan. En fait, il aurait préféré s'ennuyer à Fort-Ivar avec Khelan plutôt. Là... Même la perspective de mettre la main sur un livre ancien ne l'enchantait pas spécialement. Surtout vu les chemins qu'ils devaient emprunter, parce que clairement, cet escalier ne lui disait rien qui vaille.

— Ça à voir avec les daedras, donc fatalement, ça attire. Je crois que celui là est particulièrement puissant aussi. J'ai pas trop de détails, je t'avoue... Tu sais ce que va en faire ton acheteur ?

Au pire, ils pouvaient toujours essayer de le doubler, songeait Amadeus. Il aurait beaucoup à perdre à vouloir la faire à l'envers à Haneus Metrian, mais le commanditaire de Khelan était peut-être plus facile à amadouer. Ou au pire, ils brûlaient le machin et on n'en parlait plus. Les accidents, ça arrivait, non ?

Bien sûr, je ne peux réprimer un sourire à la blague d'Amadeus. Maintenant que je l'entends, je réalise ce que j'ai dis. Il ne pouvait pas en être autrement. J'ai perdu l'habitude de faire attention aux mots qui sortent de ma bouche. La plupart des personnes avec qui je discute ou traite n'ont pas l'esprit vif et mal tourné de l'impérial. C'est assez ennuyeux, d'ailleurs. Ça manque de... piquant? Parlant de piquant, quelques ronces noires sortent de failles rocheuses dans la descente.

Les marches sont étroites, hautes et glissantes. Au moins, elles sont stables, mais ce n'est qu'une maigre consolation. Un courant d'air frais et humide nous accompagne. Parfois, j'ai l'impression qu'il essaye de nous pousser pour qu'on tombe, mais ce n'est que du vent. J'espère. - Ça à voir avec les daedras, donc fatalement, ça attire. Je crois que celui là est particulièrement puissant aussi. J'ai pas trop de détails, je t'avoue... Tu sais ce que va en faire ton acheteur ? - Tu sais que je ne demande jamais ce genre de choses. L'acheteur le veux. Je le lui obtiens. C'est comme ça que ça marche. - Je m’agrippe à un bout de pierre pour descendre une marche haute qui a plus des allures de saut que de pas. - Avec un peu de chance, c'est juste un collectionneur ou un érudit, comme pour toi. Enfin, je suppose que c'est pour ça que Metrian le veut aussi. - Mon pas dérape. La roche glisse. La torche m'abandonne et je me rattrape avec agilité, comme si ma chute n'avait été qu'un énième spectacle sécurisé dont j'ai le secret. - Les affaires Daedriques sont des choses à laisser tranquille... - Marmonné-je entre mes dents.

Plus le temps passe et plus les marques maudites gagnent sur ma peau. Mon allégeance à Azura a ses avantages, mais je sais que viendra le jour où mon corps entier montrera au monde notre alliance. C'est en ça que j'ai conscience du danger qu'est de s'approcher d'une relique daedrique. Et pourtant, j'y vais quand même. Chaque parcelle de mon corps vibre d'une alerte sourde que j'ignore encore, mais j'y vais quand même. Et l'air, presque soudainement, parait plus pur.

Je me baisse pour ramasser la torche, descends ensuite quelques dernières marches et voit la galerie s’élargir. Dans le ventre du piton rocheux, une caverne s'ouvre. Une ouverture naturelle au plafond de stalactites rocheuses laisse entrer la lueur lunaire qui éclaire la cavité. Les parois humides et les cristaux qui parent ses bordures reflètent les rayons pour nous permettre d'observer l'endroit. Une grotte de la taille d'une grande maison. Un sol couvert de terre transportée par les vents. Quelques arbustes vieux de nombreuses années et au centre, un promontoire comme taillé dans la roche. Dessus, un petit coffret de bois et ferronneries intactes autour duquel un voile bleuté forme une sphère de protection. - Qui aurait cru qu'on trouverait ça sous Solitude. - Cette cavité a-t-elle été aménagée avant la création de la capitale? Ou après? Impossible de le dire.

J'abandonne la torche à l'entrée de la caverne et m'avance, prudent. Pas de pièges. Je ne vois rien. Quelques marches taillées mènent au promontoire, mais arrivé en haut, je m'arrête. Là s'arrête mon domaine d'expertise. - Je suppose qu'il vaut mieux que tu t'occupes de ça. On dirait un bouclier. Est-ce que tu peux le retirer? - Peu importe les raisons qui nous ont mené ici. Seul, il aurait été incapable d'arriver jusqu'à la caverne vivant. Seul, j'aurais été incapable de trouver l'entrée du couloir, ou passer ce bouclier. Un hasard heureux qu'on soit là tous les deux. Hasard ou.. Destin? Je ne crois en aucun des deux, mais il faut bien admettre que ça tombe bien.

Ouais ouais, il savait mais il ne perdait rien à demander. Pour une fois, Khelan aurait pu être plus curieux et obtenir plus d'informations quant à ce qu'il devait dérober. Un poil frustré, Amadeus garda le silence pendant que Khelan s'expliquait. L'endroit n'était pas moins glissant, et le mage trébucha plusieurs fois, sans jamais tomber totalement, heureusement pour lui. Il avait bien du mal à faire deux choses en même temps, mais il était d'accord avec ce que disait Khelan même si c'était d'une banalité sans nom.

Bien sûr que les artefacts daedriques étaient à éviter, mais ça n'empêchait personne d'aller essayer d'invoquer des machins ou de faire poper des portails. À croire que l'entièreté de Tamriel était incapable d'apprendre de ses erreurs. Ça se faisait bolosser par un daedra prenant la forme d'un dragon, et quelques décennies plus tard, rebelote avec une invasion de portails bien comme il faut. C'était n'importe quoi, et ça ne changeait pas. Amadeus soupira sans répondre, préférant ne pas commencer à en parler sous peine de se déssécher totalement sous l'effet du bon gros sel.

Les tunnels mènent à un endroit plus ouvert, bien que toujours souterrain. C'était impressionnant, et sans être magnifique ou à couper le souffle, Amadeus admettait que l'endroit était beau. Il ne faisait aucun doute qu'ils touchaient enfin au but, chose que redoutait Amadeus depuis qu'il avait compris que lui et Khelan courait après le même objet. Il soupira à nouveau, répondant à la remarque avec un petit sourire en coin :

— Parfois j'ai l'impression que les plus belles choses de ce pays y sont enterrées.

Ça sonnait assez lugubre, et c'était plus ou moins voulu. Bordeciel avait un présent chaotique, et la majorité des choses intéressantes remontaient à plusieurs siècles. Ou alors c'était peut-être parce qu'Ama n'était pas spécialement branché architecture. Possible.

Khelan s'avança, suivit de près par le mage qui chercha lui aussi après des pièges. Sans en être un, il y avait bien un bouclier de protection en haut du promontoire, qu'Amadeus neutralisa grâce à sa magie. Effectivement, l'un sans l'autre, ils n'auraient pas été très loin. Mais était-ce une mauvaise chose ? Ne pas pouvoir accéder à un grimoire daedra, c'était pas la fin du monde... Plutôt même le contraire.

— Bon. Le livre est là... C'est le moment où on s'affronte pour savoir qui repart avec ? Ou on attend d'être sortis de la grotte ?

Amadeus avait dit cela d'un air sombre, plus frustré et déçu qu'autre chose. S'ils devaient en arriver là, qu'il en soit ainsi, même si ça restait bien dommage. Amadeus aurait préféré qu'ils se revoient dans d'autres circonstances, il n'y avait pas de doute là-dessus.

Il ne faut pas longtemps à Amadeus pour faire tomber la barrière magique. Comme dans un souffle, la lueur bleuté s'évapore et je pose la main sur le bois sec. Le coffret a l'air intact. Comme neuf. Nous savons pourtant qu'il est caché-là depuis des décennies, voire même des siècles. A-t-il été changé? Ou alors le bouclier le protégeait-il à ce point? Il n'a aucun cadenas, aucune serrure non plus. Le promontoire autant que le contenant sont dénués du moindre piège, ou alors je ne les vois pas. D'un geste prudent, respiration retenue, je l'ouvre.

Au fond de la boite de bois, le cuir violet repose. Il est nu de toute marque, mais sa tranche a bien les lignes dorées décrites par mon client. Entre mes doigts, il a l'air plus lourd qu'il n'y parait. Il vibre, presque. C'est comme une tension électrique qui parcourt mes phalanges. Pendant qu'une autre hurle dans mes jambes. Il a quelque chose d'hypnotique. Heureusement, je suis plutôt résistant à ce genre de charme. - Bon. Le livre est là... C'est le moment où on s'affronte pour savoir qui repart avec ? Ou on attend d'être sortis de la grotte ? - Je secoue la tête. - D'abord s'assurer que c'est le bon bouquin avant de s'étriper. - La dédicace, en première page. Quelques lignes, m'a-t-on dit.

Ignorant la pression sur mon crâne, j'ouvre le volume. - Qu'est-ce que tu fais?! - Pas de dédicace. Pas de Delvar. Seulement une page vierge et l'horreur sur le visage d'Amadeus. Il tend brusquement les mains pour fermer le livre, mais le livre a d'autres plans. Avant qu'il n'ait l'occasion de le toucher, un choc brutal nous projette tous deux en arrière. L'ouvre demeure en l'air, flottant dans une bulle de lumière. Amadeus et moi ne touchons jamais le sol, également suspendus dans le vide, par des chaines violettes provenant des parois rocheuses. Elles s'enroulent autour de nos chevilles et de nos poignets. Autour de nos gorges. Un vent gelé s'engouffre par l'ouverture naturelle au plafond. Quelques nuages étouffent la lune. La grotte baigne dans cette lueur mauve dérangeante et les ombres s'agitent. L'air commence à manquer. Les chaines usent la peau.

Enfin... - Incapable de faire plus, mon regard se fixe sur l'origine de la voix lugubre. Le livre. Les lignes s'embrasent de lumière. Les pages tournent frénétiquement. Une main spectrale aux doigts squelettiques s'en extirpe. - Liberté... - La végétation étrangement verdoyante de la grotte se fane à vu d’œil. Les feuilles deviennent cendres. Le bois devient goudron. Le bras qui suit la main n'a rien de plus attrayant. Des muscles atrophiés. Quelques lambeaux de tissu qui cachent tout juste l'os en relief sous la peau sombre. Je me débats, mais mes gestes ne sont que quelques sursauts trop ridicules face aux chaines maudites. - Merci à vous, fous. Ma prison est votre. - Une tête s'extirpe des pages. Visage macabres aux yeux parfaitement blancs. Pas de cheveux sur son crâne nu, mais deux cornes noires aux reflets de braise. - Votre monde... est mien.

Le vent s’accroît. La pression des chaines se fait plus forte. Elles ne sont plus l'étreinte qui nous retiens, mais la lance qui nous pousse vers le précipice. La force magique brute qui nous contraint à la captivité. J'ai beau chercher à m'en défaire, je suis impuissant. Je ne vois pas Amadeus. Il n'est pas si loin, mais la magie qui m'oppresse est si puissante que je ne vois plus que le livre. Quelques pages, brouillées de lumière. Un astre à lui-même, prêt à me dévorer. L'espace d'un court instant, j'ai l'impression d'entendre la voix divine d'Azura dans le vent qui bat à mes oreilles. Les chaines broient mes jointures. Le vent fouette ma peau. La lumière brûle mes yeux et dans le rire guttural de la créature échappée, tout s'éteint.