Forgotten land. || Ft. Ama

Lorsqu'il quitte la maison pour s'occuper de l'eau, je m'atèle à la porte. Le plan n'a rien de bien compliqué: utiliser les vieux clous de la rambarde pour renforcer le panneau de bois abimés, et refixer les gonds. Occupé, je prends néanmoins régulièrement le temps de jeter un œil à Ama, autant par sécurité que pour m'assurer que mon plastron va bien. Retaper la porte aura pris plus de temps que tout le reste, mais ramener l'eau aussi. Au final, lorsqu'il arrête, il me faut encore une bonne vingtaine de minutes de travail pour en avoir fini à mon tour. - Merci d'avoir donné de ta personne. C'était plutôt agréable à regarder je dois dire. - Je lui jette un regard blasé pendant qu'il étend mes affaires. Elles sont imperméables, les sécher ne devrait pas être long, et encore moins si on allume un feu. - Par contre j'sais pas toi mais j'suis claqué... On se mange un morceau et après je dormirais bien. Je sais pas ce que t'en penses. - Si c'était une façon de me dire d'aller à la chasse, tu pouvais simplement demander. - Réponds-je en secouant la tête.

Qu'à cela ne tienne, je récupère le plastron et l'enfile. Le contact direct de la pièce de cuir contre la peau n'a rien d'agréable, le frottement est déjà en train d'user mes tétons, mais mieux vaut ça à sortir sans rien. - Je vais essayer de faire vite. Je ne tiens pas à rester dans la foret plus que nécessaire. Occupe-toi du feu en attendant. - Je me sais autoritaire, surtout en situation du genre, mais ça n'a jamais été un problème. Le laissant donc au rassemblement du bois, je disparais parmi les arbres et laisse les ombres m'ensevelir.

J'ai laissé mes épées à la maison. Je n'ai que mes couteaux, c'est tout ce dont j'ai besoin. À l'affut, je cherche ces poulets étranges que j'ai ramené la veille, mais à l'évidence ils ne vivent pas si bas dans les plaines. Scrutant le moindre son, je n'ai pas besoin de me montrer prudent. Aux yeux indiscrets de potentiels observateurs, je ne suis même pas là. C'est comme ça que je parviens à approcher cette bête. Un genre de cerf, mais avec quatre yeux, six pattes et des bois acérés en bois blancs. Encore une fois, lorsque je lui donne le coup final, j'espère que ses chairs ne sont pas du poison, je l'évide sur place et abandonne ses entrailles avant de le charger sur mes épaules pour le rapporter à la maison. Ce poids mort sur le dos, impossible de profiter des ombres, alors je me fais rapide, aussi discret que possible malgré mon souffle fort hantant mes pas. Avec ce cerf étrange, nous aurons à manger pour des jours.

I'm back. - Dis-je en approchant pour l'alerter de ma présence. Le cerf atterrit sur le sol de la terrasse avec lourdeur. Hors de question de faire ça à l'intérieur. Je récupère une vieille corde, la passe sur une poutre et dans les pattes de l'animal avant de le suspendre-là. - I hope you got that fire burning. - Cette fois, aucune autorité, seulement un besoin. Avisant les alentours pour m'assurer que rien ne m'a suivi, j'entre et retire le plastron qui a déjà bien assez usé ma peau. Les flammes crépitent, je pourrais me rhabiller de vêtements chauds et secs. Découper ma prise se fera torse nu, une façon de prévenir les éclaboussures de sang.

Ouaip, ça chauffe, t'en fais pas. T'as besoin d'aide ? - No, I'm good. Thanks. - Réponds-je, l'attention totalement dirigée sur la tâche. Tirant mon poignard, j'incise au niveau des pattes avant de sentir une douche chaleur glisser sur ma peau. La lueur vient ensuite éclairer les irritations qui s'estompent. La sensation de brûlure se fond en une impression de douce fraicheur et lorsque la lumière disparait, ma peau est intacte. Un soupir de satisfaction m'échappe. Je me retourne pour aviser Ama. - Thanks for that. - L'instant plane, deux longues secondes, avant qu'il ne reprenne.

C'est une belle prise, je sais pas trop comment on pourrait faire pour le conserver le mieux possible... Je m'y connais pas trop en séchage de viande. Au pire on en fait cuire un peu plus et on stocke ? J'suis pas convaincu... - Revenant à ma tâche, je tire sur la peau qui se décolle dans un son proche du déchirement d'un textile. - Tu ne connais pas un peu de magie de glace? Un sortilège basique qui gèlerait la viande et qui la ferait tenir plus longtemps? - Les pattes avant libérée de la peau, elle pendouille au cou de l'animal et sur le sol. - Sécher la viande prendrait un temps fou, et on a pas du tout ce qu'il faut pour. C'est pas pour rien qu'on mange rarement de la viande fraiche sur la route. Enfin, qu'on mangeait.

À l'avoir avec moi, les temps se mélangent. Nous sommes pourtant loin des routes familières de Bordeciel. Malheureusement. - Sinon... Je suppose qu'on devra s'adapter et chasser plus souvent. - Poignard planté dans la couenne, je coupe et recoupe pour retirer un maximum du gras superflus afin de révéler le muscle. - J'espère seulement qu'on aura pas à faire ça pendant longtemps...

C'est pas du tout ma spécialité... Je peux essayer, mais je garantis rien. - Il n'y a pas grand chose d'autre à faire que ça, de toute façon. Essayer. Faire au mieux. Pendant qu'il s'entraine, je continue de m'occuper de la carcasse. La rembarde de la terrasse est affublée d'une tablette et je m'en sers pour poser les pièces de viande. Voilà bien des lustres que je n'ai pas eu à traiter une bête aussi massive. Tuer un oiseau ou un lapin pour le repas n'a rien d'inhabituel, mais ça? À y repenser, je n'ai probablement chassé de tel gibier depuis la Main Noire.

L'idée d'apprendre à Ama à chasser n'est pas mauvaise, mais elle ne règle pas le problème. Elle me soulage d'une tâche, éventuellement, mais c'est une tâche qui ne me dérange pas, alors quoi d'autre? Préférant laisser ces questionnements pour plus tard, je me concentre sur la bête en espérant qu'elle ne soit pas toxique et continue de la dépecer avec précision. Son anatomie est particulièrement similaire à certains animaux de Bordeciel, aussi la seule surprise provient de la couleur de sa chair, violacée. Ou peut-être est-ce un effet de la lumière céleste de cet endroit? Peu importe, du moment qu'elle est comestible.

Bon, je crois que je vais pouvoir congeler de la viande, ou du moins essayer. Il faudra juste voir comment la transporter pour pas que ça fonde trop... Mais il fait pas spécialement chaud ici, alors ça devrait aller, j'imagine. - Tiré de mes pensées après un moment, les mains couvertes de sang et le couteau comme coagulé à ma peau, je l'avise du regard. - On doit pouvoir laisser ça dehors, oui. Le gel étouffera l'odeur aussi, ça évitera d'attirer les charognards. Le tout aggloméré ensemble devrait garder le froid, au moins un temps. - Je déteste planifier dans le temps dans cet endroit. Tout vibre et tout est désagréable, mais la survie le demande. - Je peux peut-être construire un petit coffre en recyclant du bois de la maison, et tu peux geler le coffre aussi. Le bois est un bon isolant, ça devrait aider.

Une tache pour un autre jour. Aussi endurant puis-je être, j'en ai fais beaucoup en quelques heures et je suis épuisé. Tout ce que je désire à ce stade, outre une évasion facile, c'est manger et dormir. - Pour l'instant, il faudra se contenter de l'air libre. Tu peux commencer, si tu veux. On aura pas besoin de tout ça ce soir. - En assumant qu'il s'agisse bien du soir. Je désigne une pièce de viande, coupée en bâtonnets. - Garde-ça pour le repas. - Efficace, la carcasse sera bientôt totalement nue. Et je pourrais enfin me laver de tout ce sang.

Un saut pour le puit ne serait pas de trop, en effet. Mon plastron ne supporterait pas une exposition répétée à l'humidité. Même s'il subit ma transpiration en permanence, c'est différent. Concentré, je m'applique à dépecer la carcasse animale pendant que la fraicheur de la magie d'Amadeus me file parfois un frisson. Il termine de congeler les gros morceaux avant que j'achève de piller les plus petits et s'occupe d'embrocher ces derniers pour le repas. Aussitôt la carcasse à nue, je m'emploie à stocker les morceaux gelés dans un coin, au moins jusqu'au lendemain, quand je les rangerais dans ce coffre encore à constituer. - Je vais mettre ça à chauffer pendant que tu te débarbouilles. - Attend un peu, quand même. Je vais jeter la carcasse à distance raisonnable et j'ai repéré un point d'eau pour me laver, ça évitera de salir l'eau que tu as acheminé.

Ceci dit, j'ai détaché la carcasse, l'ai chargé sur mes épaules et me suis mis en marche. Le contact de la chair et des os n'a rien d'agréable, encore moins lorsque je sens un fluide non identifié rouler dans mon dos, ou l'odeur qui m'envahit comme un nuage toxique. Résiliant, je marche tout de même quelques minutes et dispose du cadavre sous un gros arbre, à qui voudra bien l'achever. Il ne reste pas grand chose en viande, mais il y a largement de quoi nourrir les bêtes sauvages environnantes. Aussitôt, je prends la direction de ce petite étang, repéré durant la chasse, et avise les environs avant de me déshabiller et me plonger dedans. Nu et trop loin d'Azura pour profiter de ses faveurs, je mise sur la chance en espérant que ces eaux soient sûres. Heureusement, verdâtre et tiède, la surface reflétant la voute violacée, l'étang prodigue un bain de choix et rien ne vient me mordiller quoi que ce soit.

Je ne m'y suis par pour autant attardé et aussitôt lavé de tout ce sang et fluides, et mon pantalon et bottes également rincés, j'ai pris le chemin de la maison. L'avantage d'avoir fais une telle prise, c'est que nous n'avons pas eu besoin de chercher plus de nourriture. Le puit a fournis notre eau, le coffre gelé a contenu nos vivres. L'odeur du cerf mutant m'a collé à la peau durant deux jours puis s'est estompée. Aucune créature vorace n'a visité notre refuge et si ça n'avait pas été pour cet environnement inhospitalier et étranger, et ces intenses vibrations qui font hurler mes instincts, nous aurions pu être en vacances à l'étranger.

Durant les jours qui ont suivis, j'ai fais en sorte d'obstruer toutes les fenêtres avec des planches pour éviter les intrus, et j'ai également créé une barricade amovible pour la porte. La pièce en mezzanine a fourni tout ce bois, désormais presque entièrement désossée. Cet espace était de toute façon inutile, nous avons partagé le même lit dés le départ. Question de conservation de la chaleur, même si c'était rassurant dans une certaine mesure. Au bout d'un moment, me réveiller en pleine nuit, la tête dans ses cheveux, a cessé de me surprendre ou même de me gêner.

Comme là, sous ces peaux de bêtes en guise de couvertures, mon bras sous sa tête alors que la nuit battrait son plein si nous ne nous trouvions pas dans un monde à la perpétuelle obscurité stellaire. Plongé dans de profonds songes et un sommeil plus lourd qu'à l'accoutumé, je chute dans les ténèbres, comme happé par une lueur. L'autre bout d'une galerie à la flamme vacillante, faible. Etouffée. Le néant est épais, la lumière persistante mais elle recule autant que je tombe. C'est un gouffre sans fond desquels je n'aperçois aucune paroi. Et puis quelque chose se passe. Une énergie, comme un courant d'air chaud. Bref, discret, disparus aussitôt comme s'il n'avait jamais été là, mais ce frisson remontant le long de mon échine prouve que ce n'était pas qu'une impression. Alors la lumière grandit. Une explosion de clarté chaleureuse remontant le long du gouffre en une multitude de filets tels des bras dorés. Ils portent avec eux une chaleur presque étrangère, oubliée, et lorsque l'un d'eux s'enroule autour de ma jambe, quelque chose tremble.

Tiré de mon sommeil comme un baril explose, je sursaute dans le lit et me redresse brutalement. Le cœur battant à tout rompre, le souffle court et la peau si humide qu'on me croirait tout droit sortis des eaux de l'océan, je peine à retrouver pied sur la réalité. Mes yeux s'habituent rapidement à la pénombre de la maison, pourtant j'ai toujours l'impression de voir la lueur au centre de mon regard. Toujours l'impression de sentir cette chaleur serpenter le long de ma cuisse, même maintenant que je me suis débarrassé des couvertures pour exposer ma peau ruisselante à l'air libre de ces lieux maudits. Une pression cuisante s'applique sur mon torse. Un fourmillement désagréable. Un poids mystérieux et dévorant. Un nom, sur le bout de ma langue. - Azura.

Khelan...? - Je sursaute. Le contact des couvertures de fourrure m'irrite. Quelque chose siffle dans mon oreille et mes mains refusent de cesser de trembler. - T'as fait un mauvais rêve ? Qu'est-ce que t'as vu ? - J'en sais rien. - Grogné-je en quittant la couche de fortune. En sécurité dans la maison maintenant que les issus et failles ont été comblées, je me suis laissé aller à plus de confort. Aussi, pieds nus sur le plancher de bois et la peau humide offerte à l'air frais, tout ce qui me couvre c'est ce tissu sale autour de la taille et les marques sombres qui noircissent mon torse et picotent encore.

Nerveux, confus, je piétine autour du lit. Mes mains fébriles passent dans mes cheveux collants et les plaque en arrière. Une mèche rebelle retombe sur mon front. - Je tombais dans le néant et puis il y a eu cette lumière. Cette chaleur... - Deux pas suffisent à rejoindre l'âtre à la braise encore douce et j'y jette une buche de bois coupée la veille. Elle tiendra jusqu'au matin, si le matin existe vraiment dans ce plan déchu. - Ça ressemblait à un cauchemars. La chute était interminable, mais je suis persuadé que c'était elle. - Dis-je en me sentant pris d'une bouffée de chaleur. - C'était forcément elle...

Qu'est-ce que... Sur ta jambe là. J'avais jamais vu. Et du coup Azura t'as parlé ? Ou t'as rien entendu ? - Je baisse les yeux. Même à la simple lueur des braises, la marque est si rouge qu'on la croirait faite avec un fer plongé dans le feu. Mes doigts s'y tendent par reflexe mais je n'ose y toucher. Des vagues de chaleur continuent de s'y répandre, comme la marée s'invitant dans l'embouchure d'un port.

Ce n'était qu'un rêve, non?

La plante de mes pieds vibre. La chaleur grandit. La brûlure se manifeste et une grimace déforme mon visage. - Ce n'était pas un rêve... - Mes jambes cédant sous mon propre poids, je tombe à genoux sur le plancher, les bras écartés en position de prière. - I can feel you. - La chaleur contraste avec l'air froid de cet endroit maudis. Bien vite, la transpiration relâche dans les airs une fine vapeur, comme sorti d'un bain chaud dans les montagnes neigeuses de Bordeciel. Et dans le même son d'une viande crépitant sur un grill, de nouvelles marques daedriques se gravent sur mon torse. - She found us. - Le sol tremble. - And she's angry.

La marque rouge devient blanche et avant que j'ai le temps d'étouffer un cri, une lueur claire s'en échappe. La ligne s'étire, douloureuse marche d'une armée de lumière longeant mon flanc jusqu'à l'épaule et se déroulant le long de mon bras et jusqu'à ma main. Et telles de minuscules torches, la lumière s'échappe alors de mes doigts. Je l'observe un instant, différente d'un bête sortilège de soin, comme un phare dans la nuit, provenant d'un autre univers. - Get your stuff. - Dis-je dans un sourire en levant les yeux vers Ama. - We're getting out of here.